Salaün
Magazine
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La vallée de Los Ingenios.
Du haut de la
tour d’Iznaga, on domine
la maison de maître
et les anciennes
maisons d’esclaves.
S’il y a une ville qui n’usurpe pas son
classement au patrimoine de l’humanité,
c’est bien Trinidad. Son quartier histo-
rique, le Casco viejo est certainement
l’un des ensembles coloniaux les mieux
conservés, non seulement de Cuba, mais
de toute l’Amérique du Sud. Fondée en
1514 par le conquistador Diego Velaz-
quez de Cuellar, elle resta longtemps le
berceau de la culture de la canne à sucre.
Aujourd’hui, elle est l’une des principales
destinations touristiques de l’île.
Un théâtre grandeur nature
Il suffit de s’adosser à un mur, à l’in-
tersection de deux rues, pour se trou-
ver plongé dans un théâtre en plein air.
Rarement une telle harmonie de cou-
leurs pastel n’a été réunie dans un seul
endroit. Même le soleil semble s’amuser,
dessinant des ombres gracieuses sur les
murs. Les personnages défilent, les uns
après les autres. Un cavalier passe au pe-
tit trot, le vendeur de cacahuètes pousse
sa carriole en criant :
mani, mani, mani
Une poignée d’enfants joue au base-ball.
Un vieil homme buriné, un énorme ci-
gare au bec, est adossé de l’autre côté
de la rue et tourne lentement les pages
du quotidien national
Granma
. Derrière
la grille de sa fenêtre toujours ouverte,
se balançant lentement sur son fauteuil
à bascule, une vieille femme m’adresse
un grand sourire : «Vous voulez une
chambre ? » Une Pontiac d’un bleu vif
vient alors faire la belle au milieu de la
route, tranchant sur le rose ou le vert des
murs des maisons.
Il faut grimper les raides escaliers du
Palacio Cantero, qui abrite aujourd’hui
le Musée de la ville, pour embrasser du
regard l’ensemble de la ville et admi-
rer les toits de tuile ocre d’où émerge
le symbole de Trinidad, le clocher de
l’église San Francisco, nichée au pied
de la sierra de Escambray. Autour de la
Plaza Mayor et de l’Eglise de la sainte
Trinité, quelques demeures à la fine ar-
chitecture, aujourd’hui transformées en
musées, donnent une idée de la richesse
des propriétaires du XVIIIe siècle.
Déambuler pendant des heures dans les
rues pavées, sous un soleil de plomb, a
fini par nous donner faim et soif. Nous
allons nous restaurer dans un
paladar,
ainsi nomme-t-on ces restaurants fami-
liaux. Même s’ils ont toujours existé, de
façon légale ou non, ils se sont multi-
pliés depuis l’apparition des nouvelles
lois.
Dairelis, une serveuse de 22 ans, le sou-
rire chaleureux et pétillant, nous sert
une assiette de poisson accompagné du
traditionnel congri, cette préparation
de riz et de haricots noirs. « J’aime mon
travail, me confie-t-elle. Je suis au res-
taurant de midi à deux heures du matin
pendant trois jours et ensuite j’ai un jour
de repos. Je gagne un CUC par jour, le
reste vient des pourboires ». Un rapide
calcul me fait réaliser qu’elle gagne en-
viron cinquante dollars par mois, c’est à
dire plus qu’un médecin. « Tu vois, me
dis Javier, ici, la pyramide du travail est
inversée. Ma femme a une maîtrise d’an-
glais et elle travaille comme vendeuse
en parfumerie ». Tout le monde ici veut
avoir accès au CUC, le peso convertible.
Certains ont la chance d’avoir un parent
à Miami, et de recevoir chaque mois une
petite somme d’argent. Pour les autres, il
ne reste que les emplois ou les activités
en relation avec le tourisme. C’est aussi
pour la même raison qu’il n’est pas rare
de croiser des occidentaux ayant large-
ment passé la soixantaine main dans la
main avec de jeunes créatures de rêves,
les
jineteras
, et ceci vaut aussi bien pour
les femmes que les hommes. Une forme
de prostitution qui ne dit pas son nom et
qui témoigne une fois de plus des diffi-
cultés économiques de l’île.
La richesse de Trinidad trouve son ex-
plication quelques kilomètres à l’est, au
milieu des champs de canne à sucre,
dans la vallée de Los Ingenios, elle aussi
classée au patrimoine historique. A la fin
du
xviii
e
siècle, elle était couverte d’une
quarantaine de moulins qui produisaient
près de la moitié du sucre cubain. Une
apogée qui se terminera dans la seconde
moitié du
xix
avec la fin des réserves
de bois de chauffage pour faire fonc-
tionner les moulins et l’apparition du
sucre de betterave. Du haut de la Torre
de Manaca Iznaca, aujourd’hui symbole
de la vallée, on domine l’étendue des
champs de canne, la maison de maître,
aujourd’hui transformée en hôtel, ainsi
que les anciennes maisons des esclaves.
De retour à Trinidad, à l’heure où le soleil
décline, il est agréable d’aller s’attabler à
l’un des deux bars accueillants, près des
escaliers qui descendent de la Casa de
la Musica, et se laisser emporter, autour
d’un rhum bien frappé, d’une bière Bu-
canero ou Cristal, par les rythmes aériens
des groupes qui se succèdent jusqu’à
tard dans la nuit. Trinidad est belle, on
rêve déjà d’y revenir.
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