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Salaün

Magazine

| Page 82

reportages

d

ici

et

ailleurs

|

le

transsibérien

LES YEUX

DANS L’ESSIEU

La halte de cinq ou six

heures à la frontière sino-

mongole est une des plus

étonnantes du voyage. Le

train s’arrête d’abord lon-

guement à la gare mon-

gole pour le contrôle des

passeports et visas avant

d’entamer un étrange va-

et-vient de part d’autres

de l’immense

No man’s

land

qui sépare les deux

pays. Ce n’est qu’après

un long moment que l’on

comprend que le train va

et vient à l’intérieur d’un

immense hangar où les

wagons sont désolidarisés

les uns des autres et pla-

cés sur des rails parallèles.

Lorsque nous entrons à

notre tour dans le hangar,

le spectacle est hallucinant.

Éclairée par de puissants

projecteurs, une armée

d’ouvriers du rail s’affairent

autour de dizaines de

wagons séparés les uns

des autres et occupant

toutes les voies du hangar.

Leur travail est de démon-

ter les essieux de toutes

les voitures, car les rails

en Chine sont moins écar-

tés que ceux de Russie et

Mongolie. Chaque wagon

est ensuite soulevé par

de puissantes griffes et

de nouveaux essieux sont

glissés sous le wagon sur

un deuxième jeu de rails,

aux normes chinoises.

Une fois que le wagon

repose sur ses nouveaux

essieux, le va-et-vient et

les coups de boutoir des

locomotives qui tirent

et poussent les voitures

pour recomposer le train

par wagon reprennent de

plus belle. La plupart des

passagers observent cet

étrange ballet à la fenêtre

et retiennent leur souffle

lorsqu’ils aperçoivent enfin

l’énorme arc-en-ciel mar-

quant la frontière chinoise

sur la voie routière paral-

lèle au train.

les trains chinois, les samovars géants installés dans chaque

wagon ne servent plus principalement pour le thé mais pour

préparer les plats de nouilles lyophilisées qu’on trouve faci-

lement dans les boutiques des gares. Nous imitons nos amis

mongols et chinois car, cette fois, le wagon-bar a bel et bien

disparu.

Le train glisse lentement vers la gare chinoise d’Erlian et l’on

retrouve la vision familière de rues ordonnées, d’immeubles

modernes éclairés. Nous avons définitivement quitté la

Mongolie mongole, même si la région de Chine que nous

allons traverser, baptisée Mongolie intérieure, est en partie

peuplée de Mongols. C’est ici que Jean-Jacques Annaud a

tourné son film,

Le Dernier Loup

. Éprouvés par le spectacle

du changement d’essieu (lire en encadré), les yeux se ferment

et ne se rouvriront que le lendemain, afin de glaner quelques

images de Chine avant d’atteindre le terminus de ce voyage,

Pékin.

Au fil de la matinée sur les rails chinois, le paysage a changé

du tout au tout. Le Gobi a laissé place à une végétation plus

dense, des rizières se nichent sur le flanc de collines tour à

tour boisées et rocheuses. Les infrastructures, les véhicules,

les nombreuses mines aperçus du train et l’urbanisation

rapide de la campagne chinoise contrastent avec les pay-

sages traversés les jours précédents. À plusieurs reprises, on

aperçoit la Grande Muraille qui sillonne les collines envi-

ronnantes. Une série de tunnels permet au train de faire fi de

la barrière naturelle sur laquelle elle s’appuie. Nous entrons

enfin dans Pékin en début d’après-midi, surpris par la clarté

du ciel bleu azur qui surplombe l’immense capitale. Devant

la gare, l’effervescence est à son comble et l’on oublierait

presque de saluer pour une dernière fois le Transsibérien qui

nous a menés à bon port. Après une vingtaine de jours passés

sur les rails, on a du mal à accepter que ces images de cou-

chers de soleil sur les steppes, ces départs au petit matin, ces

heures passées à lire, à donner du temps au temps, à échanger

quelques mots avec ses compagnons de wagon, à converser

autour d’un thé ou d’un verre de vodka sont déjà à classer

parmi les souvenirs de voyage.

Mais Pékin nous attend et, malgré son gigantisme, je fais

confiance à notre guide pour suivre un programme taillé au

cordeau. Je revois la place Tian’anmen et m’étonne une fois

encore de la bonne humeur qui baigne cette place pourtant

associée au drame du mois de juin 1989 lorsque les mani-

festations d’une partie de la jeunesse estudiantine s’étaient

terminées dans un bain de sang. Aujourd’hui, de toutes les

provinces, les Chinois viennent ici se faire photographier

avec la cité interdite et le portrait de Mao en arrière-plan.

Près de trente ans plus tard, le pays dégage une atmosphère

de plus en plus décontractée, les tenues les plus extrava-

gantes sont tolérées partout, l’insécurité semble absente de la

ville, et la présence policière paradoxalement moins visible

que dans certains pays d’Europe. Pourtant, en 2016, il est

impossible de relever ses mails sur Google ou de divaguer

sur Facebook : ces sites font partie d’une longue liste de sites

internet globaux censurés en Chine. La liberté de consom-

mer, d’afficher son identité et ses rêves de progrès matériel est

acquise, celle d’exprimer ses idées en toute liberté attend en-

core. Mais Pékin progresse sur de nombreux plans. Les quar-

tiers de ruelles formant de charmants labyrinthes, les fameux